Marie-Catherine Conti a proposé le 5 septembre sur la terrasse du château de Raray, rendu célèbre par le film de Jean Cocteau La belle et la bête, une mise en scène et une interprétation entièrement nouvelles, éblouissantes, de son drame, La voix humaine.
Un hommage à la cruauté visionnaire de Cocteau, et un très grand moment de théâtre.
Ce qu’on découvre ici, dans un travail d’une précision confondante et d’une extrême intelligence sensible, c’est la manière dont l’art se fait connaissance de la douleur, pour reprendre le titre d’un livre de C.E. Gadda. C’est ça la vérité (irremplaçable) du théâtre : une voix bouleversante de simplicité et de justesse ranime au plus profond de nous l’écho et le souvenir des souffrances amoureuses, mais ne nous y enferme pas. Elle nous en fait saisir par touches délicates le mécanisme impitoyable.
Que sait-on de cette femme ? Rien ou presque. Un homme la quitte pour se marier. Ne reste plus qu’un dernier échange téléphonique. Jeu de mots cruel que la technologie moderne suggère : une liaison téléphonique, comme substitut parodique et déchirant de la liaison amoureuse...
Tout est dans le texte, sans doute. Mais cet homme que nous n’entendons pas, cette femme dont nous ne savons presque rien, encore faut-il qu’ils s’incarnent (jamais le mot n’a été plus justifié). Et c’est là le miracle. Qu'une voix y suffise, ce qu’il y a de plus fragile et de plus ténu : une voix ! Chaque mot du poète, chaque syllabe, chaque silence, s’inscrit dans les inflexions du jeu de la comédienne, mais surtout dans les variations de sa voix, son timbre, sa couleur. Le texte est une partition : chaque mot, chaque syllabe, chaque silence, ajoute musicalement une ligne, une touche, un détail au portrait des personnages. On devine l’âge de cette femme, la nature et la profondeur de son amour, la délicatesse de ses sentiments, son horreur de tout ce qui pourrait passer pour de la vengeance, de l’amertume, du ressentiment. Dans le rythme de la voix se dessine même en creux la figure d’un homme qu’on n’entend jamais : un homme comme les autres, lâche sans doute, infidèle et fidèle à la fois (après tout, il téléphone), victime lui aussi peut-être de l’ordre social bourgeois qui assigne un terme à leur liaison. Tout cela est suggéré plutôt que dit, ce sont des ouvertures de sens fragiles, suspendues, qui s’accordent avec la menace toujours suspendue elle aussi d’une rupture de ligne – le téléphone n’est pas en 1930 ce qu’il est aujourd’hui. Fragile, menacé, l’échange entre les amants se rejoue sans cesse dans ces intervalles, la silhouette fébrile, la voix tendue, ou ce qu’il en reste – souffle, sanglot, respiration - le font entendre : chaque silence est une mort annoncée. La Parque moderne, celle qui peut trancher le fil d’une vie, c’est la demoiselle du téléphone. C’est cette décision/dérision terrible qui plane dans le vibrato angoissé de la comédienne : Mademoiselle, ne coupez pas ! Tout l’espace alors en est empli. Nul pathos cependant, mais une pure force tragique qui émane de cette présence solitaire sur fond de pierres et de nuit, de cette silhouette blessée, de cette voix gravissant tous les degrés de l’intolérable : solitude, abandon, déchirement, rupture, irréversibilité de la perte...
Mais ce sentiment d’un tragique sans grandiloquence, d’un tragique intime pourrait-on dire, on le doit aussi à une idée ingénieuse : le spectateur reçoit la voix de la femme dans un casque comme s'il était l'homme à qui et de qui on parle. Et il oscille entre les termes d'une double identification, éprouvant à la fois la douleur d’une femme, et la blessure de l'homme qui la cause..
L’autre nouveauté de cette mise en scène remarquable, c’est d’avoir associé au texte non la musique de Poulenc écrite pour lui - la version d’opéra que le musicien avait donnée en 1958 à la Voix humaine, mais son Concerto pour deux pianos, qui fait avec le texte un contrepoint ironique, fracassant et frondeur, en contraste avec la pudeur douloureuse du drame. Ici la musique ne double pas le texte. À travers la chorégraphie de la danseuse Lisa Anne Kostur, la musique ouvre un autre espace, et permet que se donne libre cours à intervalles réguliers la violence dont la femme blessée masque par pudeur et par amour les manifestations les plus vives. La violence, et une espèce d’ironie sauvage : nos pires déchirements passeront, comme le reste. Ce contrepoint est saisissant.
Une grâce particulière naît ici du dispositif fourni par le décor naturel : un extérieur de nuit, une façade majestueuse, une terrasse, de grandes fenêtres. Mais tout cela est aisément transposable dans un autre espace parce que l’essentiel n’est pas là : il est dans le travail proprement musical de la comédienne, dans son exactitude – exact est, étymologiquement, ce qui a été poussé jusqu’au bout.... , dans la sûreté parfaite, millimétrique, ajustée, du jeu et de la voix. Pas une erreur, pas la plus petite incertitude.
Oui, connaissance de la douleur : mais pas de connaissance sans émotion, et pas d’émotion sans travail.